« J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne » de Jean-Luc Lagarce. Mise en scène Chloé Dabert. Du 24 janvier au 4 mars 2018 au Théâtre du Vieux-Colombier.
Parler d’histoires de famille relève du pléonasme. La famille constitue un cadre privilégié et récurrent pour les scènes de la vie quotidienne et, dès lors qu’elle est le sujet de l’intrigue dans les pièces jouées au Français, l’intensité et l’ambivalence des sentiments qu’elle suscite sont une source d’inspiration inépuisable dont les problématiques sont, dans une large mesure, symptomatiques de l’histoire sociale et familiale et ce, dès le XVIIe siècle.
Chez Molière et des auteurs du XVIIe siècle comme Dancourt, la famille est essentiellement régie par des rapports d’autorité que femmes et enfants tentent de bousculer. Les pères de famille des comédies-ballets de Molière décident ainsi librement du choix de leur beau-fils qui servira au mieux leurs propres intérêts. Pouvoir et instruction étant antinomiques avec les valeurs familiales de l’époque, les lettrées et opposantes au mariage (Philaminte, Armande et Bélise) s’opposent au père et mari Chrysale et à la fille cadette (Les Femmes savantes, créées en 1672).
Quand l’élément perturbateur vient de l’extérieur, la faiblesse et l’autoritarisme du père désignent encore celui-ci comme le principal coupable du désordre familial. Sans Orgon, point de Tartuffe ! (Tartuffe, créé en 1669). Mais les filles ne sont pas les seules à subir le patriarcat. Et, dans la lignée de L’Avare, le fils amoureux dans La Famille à la mode (Dancourt, 1699) trouve en son père avaricieux un rival.
Goldoni, qui dénonce dans ses Mémoires l’éducation familiale qui recourt notamment à des tiers (précepteurs, nourrices...), n’est pas moins féroce avec les pères tyranniques auxquels il consacre la pièce Les Rustres (2015). Avec l’expression des émotions dansLe Père de famille (1761) et Le Fils naturel (1771), Diderot ouvre une brèche et va jusqu’à prôner des représentations en famille pour sensibiliser les auditeurs (prologue des Pères malheureux). Sa technique de narration vise à convaincre le spectateur de l’authenticité de la fiction, à défaut de son caractère autobiographique ‒ qui estampillera bien plus tard le théâtre de Jean-Luc Lagarce. Les projets des amoureux du Père de famille étant contrariés par l’oncle auquel le père se soumet, le fils renie ceux-ci et sa sœur. Dans Le Discours sur la poésie dramatique qui accompagne l’édition originale de ce « drame domestique ou bourgeois », Diderot s’exprime sur la paternité : « Mes enfants sont moins à moi peut-être par le don que je leur ai fait de la vie, qu’à la femme mercenaire qui les allaita ». DansLe Fils naturel, l’inceste – tabou ancien, tantôt ignoré tantôt assumé – sème le trouble. Alors qu’il perturbait les relations parents-enfants dans les mythes et pièces de théâtre antiques (Œdipe de Sophocle, Phèdre de Racine…), il ne sévit au XVIIIe siècle − de façon plus supportable − que dans les fratries. Avec Diderot, il est évité de justesse grâce à une amitié fidèle, le frère cédant la place à son ami dans la conquête de Rosalie qui s’avèrera être sa sœur.
Toujours pour sauver l’honneur, le doute sur un inceste est finalement levé dans Abufar ou la Famille arabe de Ducis (1799) dont les représentations mobilisent l’ensemble des enfants du personnel et de la Troupe pour la trentaine de figurants jouant la tribu. La tente patriarcale réunissant les enfants et la sœur d’Abufar n’abrite pas que des enfants légitimes. La révélation par Abufar lève donc l’interdit de l’inceste. L’intrigue repose surtout sur le retour du fils prodigue (en l’occurrence, ostracisé par le père). La morale est également sauve dans Foedor et Wladimir ou la Famille de Sibérie (Ducis, 1801) grâce à Ozéphine, jeune femme aimée de deux frères, qui les fuit pour ne pas les désunir…
De la comédie larmoyante du XVIIIe siècle au théâtre de l’intime du XXe siècle, la cellule familiale ‒ décrite dans de nombreuses pièces aux titres éloquents ‒ vacille souvent, victime de plumes acérées plus ou moins sombres. Les contrastes sont forts, des comiques tranches de vies conjugales (dans les pièces de Feydeau, la famille est prise à témoin) ou de rivalités entre familles (La Poudre aux yeux de Labiche, 1941), agrémentées de petits enfants insupportables ou de grands enfants ridiculisés (pièces de Courteline), à la noirceur et au mal-être des personnages du théâtre russe ou scandinave. Ces histoires de famille finissent mal, en général…
Fin des tabous et nouvelles polarités
La famille n’est pas qu’une affaire de sentiments. Les décès révèlent de sordides rivalités autour de l’héritage. Tournées en dérision, elles s’avèrent cyniques et absurdes, du Testament de César Girodot (Adolphe Belot et Edmond Villetard, 1873) décrivant les manœuvres avortées des membres d’une famille pour récupérer leur part de l’héritage à La Concession Pilgrim (Yves Ravey, 1999) exposant les rivalités entre Angelica Pilgrim et son beau-frère autour de la vente de concessions.
Les familles orphelines, syndrome du théâtre tchekhovien (Les Trois Sœurs, Oncle Vania, La Cerisaie…) se recentrent sur la fratrie. Les Trois Sœurs (1979) forment une triade dont le frère Andreï est relégué au rang de personnage secondaire. La maison familiale abrite leur mal-être et le rêve commun de retourner à Moscou. Des retrouvailles créent au contraire une émotion susceptible de perturber, voire de bouleverser, le quotidien. Lorsque Blanche débarque chez sa sœur Stella et son beau-frère Stanley (Tennessee Williams,Un tramway nommé désir, 2011), le trio est déchiré par la jalousie et l’équilibre du couple bascule.
Avec la libération de la parole et des conventions sociales au XXe siècle, l’amour entre un frère et une sœur n’est plus évité par d’heureux dénouements. Il devient même charnel avec Marguerite Duras pour qui Agatha (1998) etLa Pluie d’été (2011) viennent mettre des mots sur sa relation avec son propre petit frère. La séparation n’est pas supportable pour le frère d’Agatha qui menace de se tuer. Parmi les sept « brothers and sisters » deLa Pluie d’été qui décrit une famille aimante et nombreuse, avec les problèmes de couple des parents et l’attachement des cadets aux aînés dont ils empoisonnent la vie, Jeanne et Ernesto s’aiment. Toute la difficulté pour celui-ci est : comment grandir et se séparer de Jeanne ?
La figure maternelle de La Pluie d’été est centrale, « à moitié folle, possessive, détestée et adorée, qui ne permet rien et laisse tout faire, qui n’a lu aucun livre mais qui dit comprendre le monde par le biais de la maternité ». Le père, adoré par ses enfants, est un « homme qui ne fait rien. »
La mère dirige d’autant plus le clan familial que le père est absent, comme Mère Courage (Brecht, 1998) qui élève seule ses deux fils et sa fille. Pour survivre à la Guerre de Trente ans et pour quelques sous, elle sacrifie malgré elle ses enfants et, inébranlable dans sa solitude, elle poursuit obstinément sa route.
Mise en scène des souffrances
La souffrance endeuille les familles en trouvant dans le suicide des résolutions fatales. Suicide d’une petite fille répudiée par son père qui apprend qu’il n’en est pas le géniteur (Ibsen,Le Canard sauvage, 1993). Suicide d’un père entraîné dans la folie par une violente guerre conjugale née du doute instillé sur sa paternité (Strindberg, Père, 1991). On retrouve le même recours désespéré à l’arme à feu pour Adela (García Lorca,La Maison de Bernarda Alba, 2015), séquestrée, avec ses sœurs aînées, par sa mère qui l’empêche de voir son amant.
La famille se révèle meurtrière. L’absence d’enfant conduit Yerma (García Lorca, Yerma, 2008) au meurtre de son mari qui lui refusait la maternité, désir intime et convention sociale parce qu’« à la campagne, une femme qui n’a pas d’enfant est aussi utile qu’une poignée d’épines. Inutile et mauvaise ». Plus grande est la sidération lorsque l’enfant – subissant sa « famille immergée dans un marasme incestueux » (Peter S. Rosenlund, Un garçon impossible, 2000) – se mue en tueur de huit ans qui, à la fin de la comédie, poignarde l’infirmière, son grand-père, sa mère et son géniteur....
Sans être expiés dans la violence mais subis dans la douleur et la mélancolie, l’absence et le deuil traversent les pièces depuis le milieu du XIXe siècle. Dans Chez les Titch (Calaferte, 1973), Maman Titch, Petit Titch, Grand Titch et Titchie ne cessent d’attendre, dans les cris, Pauvre Titch. Lorsque le retour improbable n’est plus espéré, le théâtre fait revivre l’absent à travers le souvenir de ses proches et le fantasme de ceux qui auraient pu le connaître. L’orphelin de La Tête dans les nuages (Marc Delaruelle, 1997) retrace avec sa famille le souvenir de son père opposé à ses propres parents et à la grossesse de sa femme, les fuyant tous pour le champ d’honneur qui recevra sa dépouille. Le deuil de l’absent ouvre une blessure non cicatrisée.
Si Le Fils de La Tête dans les nuages n’a pas connu son défunt père, les quatre sœurs d’Oublier (Marie Laberge, 2000) réunies pour un conseil de famille souffrent de ne plus être reconnues par leur mère atteinte de la maladie d’Alzeimer. Orphelines, ses filles « se revoient sans se retrouver » une dernière nuit, seules, irréconciliables, sans réponse à leurs questions.
Les personnages se réunissent parfois mais rien n’assure en effet la rencontre émotionnelle, même entre une mère et son fils qui se retrouvent, quarante ans après leur séparation. Leur communication dans Comptine (Yves-Fabrice Lebeau, 1982) consiste ainsi, selon son auteur, en « un dialogue "à petits pas", une glissade de mots ». Toutefois ces retrouvailles peuvent être inattendues, voire injustes aux yeux de celui qui est resté, s’interdisant de fuir. Dans Le Retour del’enfant prodigue (André Gide, 1962), le benjamin qui avait quitté le toit familial devenu trop étroit, est célébré par ses parents qui accueillent avec joie le retour du cher vaincu. Rester auprès des siens n’est pas gage de reconnaissance !
La famille constitue ainsi, pour le théâtre plus intimiste du XXe siècle, une source d’inspiration inépuisable comme le montrent chaque saison les textes lus dans le cadre du Bureau des lecteurs. Des pièces comme La Maladie de la famille M. (Fausto Paravidino, 2011) ou le théâtre de Jean-Luc Lagarce dont la solitude des personnages et le retour du fils et du frère mis en scène dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne ne vont pas sans rappelerJuste la fin du monde, qui marque l’entrée au Répertoire de l’auteur en 2008.
Dans sa mise en scène, Michel Raskine réinvente le rapport au public au sein de salle à l’italienne de Richelieu pour amplifier l’espace théâtral comme lieu des retrouvailles du narrateur Louis avec sa famille. Il joue sur des effets de « gros plans » en prolongeant l’espace scénique sur un long proscenium occupant les quatre premiers rangs de l’orchestre et devant le rideau de scène. Les comédiens, interprètes de figures emblématiques, sont des personnages familiers à tous : Catherine Ferran (la mère de Louis, Suzanne et Antoine), Laurent Stocker (Antoine), Elsa Lepoivre (Catherine, la femme d’Antoine), Julie Sicard (Suzanne) et Pierre Louis-Calixte (Louis). Cette nouvelle présentation de la pièce sera récompensée du Molière du meilleur spectacle du théâtre public en 2008 et adaptée pour la télévision par Olivier Ducastel et Jacques Martineau en 2012.
L’interrogation de Jean-Luc Lagarce à laquelle Michel Raskine était sensible, se pose à nouveau avec J’étais dans ma maison […] : qui sommes-nous, les uns pour les autres ?
Florence Thomas, archiviste-documentaliste de la Comédie-Française, décembre 2017.
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Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.